Les robots débarquent au tribunal !

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Après le trading, la médecine et l'armée, voilà que l'intelligence artificielle se glisse dans les tribunaux. L'Estonie s'apprête à déléguer certaines affaires judiciaires à des robots. En France, le débat agite les robes noires.

Par Laura-Mai Gaveriaux
Publié le 19/06 à 18h02 - Les Echos.

La promesse est alléchante : « Mettez la justice prédictive de votre côté. » Affichant les recommandations d'avocats renommés, la société Predictice propose aux particuliers et aux entreprises d'évaluer leurs chances de gagner en justice et d'optimiser leur stratégie en fonction des juridictions. Après envoi d'une demande d'information via un formulaire en ligne, il ne faut pas plus de cinq minutes pour que notre téléphone sonne. Au bout du fil, Louis Larret-Chahine, cofondateur de la société, nous invite à visiter les bureaux. Rendez-vous est pris au cœur du VIIIe arrondissement de Paris, côté quartier d'affaires.

Une fois passée l'entrée de l'immeuble haussmannien, on bascule dans un autre monde. Le Village est un accélérateur de start-up où se déclinent les codes culturels de la Silicon Valley : murs végétaux, espaces de coworking et baby-foot. Une atmosphère qui tranche avec l'ambiance assez morne des institutions judiciaires.

Un fringant jeune homme sort de l'ascenseur pour nous présenter son bébé : un algorithme capable de passer au crible quelque 2 millions de décisions de justice en une seconde, avec mots-clés, filtres et possibilité de cartographier les décisions selon les juridictions. L'abonnement aux services de Predictice coûte 189 euros par mois. Une dépense dérisoire pour les services juridiques d'Orange, BNP Paribas ou Allianz, tous clients de la start-up. Environ 2 000 cabinets d'avocats y auraient également recours.

De fausses promesses ?

Bienvenue dans la justice du futur , avec son deep learning et ses big data, où il n'est plus besoin de potasser des volumes de jurisprudence pendant de longues soirées pour préparer son affaire. Même Légifrance, le site gouvernemental où sont diffusées les décisions de justice, paraît ringard au côté des nouveaux venus de la « legaltech ». « La dernière innovation dans la culture juridique, c'était le fax ! » ironise Louis Larret-Chahine du haut de ses 28 ans. Sous-entendu : il était temps que les robes noires fassent le deuil du Minitel. L'homme se dit d'ailleurs plus entrepreneur que juriste, malgré ses études en droit des affaires, sanctionnées par les diplômes de rigueur.

L'intelligence artificielle a déjà pénétré la médecine, la communication et l'éducation. Son entrée dans les tribunaux n'est que très récente . Car le droit n'est pas n'importe quelle matière. Si nos juges arborent encore l'hermine sur laquelle Pascal dissertait au xviie siècle, ce n'est pas par nostalgie désuète. Il y a des codes et des traditions qui symbolisent la permanence du rôle démocratique de ce monde feutré.

À l'évocation d'une approche statistique qui permettrait d'anticiper l'issue d'une affaire, Xavier Ronsin, Premier président de la cour d'appel de Rennes, affiche son scepticisme : « Cette idée d'une justice pousse bouton ne peut qu'offrir de fausses promesses aux justiciables. À terme, c'est aussi un risque pour certains principes fondamentaux de notre démocratie, dont le droit d'accès à un juge impartial et indépendant. »

La part de l'humain

« Je ne veux pas de justice algorithmique », semble confirmer, par texto, Maître Eric Morain à notre demande d'interview. Faut-il y voir un choc des cultures entre la génération Uber et les fidèles des pavés Dalloz à la couverture rouge ?

Une querelle entre anciens et modernes dans le théâtre des prétoires ? « C'est évidemment plus complexe », explique le pénaliste, connu pour défendre aussi bien les artisans vignerons pris dans l'engrenage kafkaïen des réglementations que les femmes victimes de cyber-harcèlement. Surtout, il ne cache pas son engagement pour une justice « à visage humain ».

« La question est de savoir ce qu'on y met lorsqu'on parle de droit algorithmique. S'il ne s'agit que de chiffres, on peut tout leur faire dire, et surtout n'importe quoi. On pourra quantifier les décisions favorables dans des affaires de harcèlement moral et comparer la juridiction de Versailles à celle de Poitiers. Mais cela ne permet pas de comprendre le sens d'une décision. La différence entre l'homme de chiffre et l'homme de loi, c'est que le second interprète la règle de droit. »

Maître Louis Boré, président de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, estime que ces outils sont d'une utilité limitée, en l'état actuel, mais « s'ils arrivent à maturité, cela peut désengorger les tribunaux en faisant baisser le taux de contentieux sur des cas simples ».

Une cour virtuelle

L'Estonie fait figure de pionnière, comme souvent en matière digitale. Le ministère de la Justice a chargé un jeune homme de 28 ans, Ott Velsberg, de concevoir d'ici à la fin d'année un robot capable de régler des contentieux en matière de contrats. Celui-ci déterminera, seul, la culpabilité d'une personne pour des litiges qualifiés de mineurs (moins de 7 000 euros). L'objectif est d'alléger la charge des juges, et leur permettre de se focaliser sur des affaires plus complexes.

Au Québec, également, une sorte de cour virtuelle règle déjà de petits litiges commerciaux. Il suffit pour cela de se connecter sur le site et de rentrer les termes du contentieux. Un algorithme calcule les issues financières les plus plausibles, sur la base desquelles le justiciable se voit proposer une solution extrajudicaire et un dédommagement. On estime que 68% des cas présentés sont ainsi réglés, dans un délai de quelques semaines. Economisant bien des courriers en recommandé, et le recours au juge de proximité.

« Si l'on arrive à ce genre d'usages, pourquoi pas, confie Louis Boré. Mais nous sommes encore loin de ce fantasme du juge robot qui remplacerait le raisonnement humain. Surtout en droit pénal. »

La part de la coutume

Dans ce cas, pourquoi tant de réserves à l'égard de simples « Google » de la jurisprudence ? « Parce qu'en droit, nous n'avons pas le culte du précédent factuel, mais celui du précédent juridique, explique Xavier Ronsin. Chaque affaire est singulière et irréductible donc plaidable. » Bien des choses se passent dans les prétoires et les couloirs du palais de justice, qui relèvent de la coutume non écrite et ne pourront donc jamais été systématisés par l'intelligence artificielle.

« Si l'on technocratise la justice, qu'adviendra-t-il de la foi du palais ? » demande Eric Morain en référence à cet espace officieux, un peu sacré, où les professionnels peuvent évoquer un dossier en toute confiance, en vertu de la confraternité et de l'intérêt de leurs clients. « Les avocats sont adversaires le temps d'un procès, mais pas ennemis. Des conversations confidentielles ont lieu pour mettre l'humain au cœur de la justice. »


Justice prédictive : la data et les algorithmes entrent dans les prétoires.

Reste que les usages juridiques de l'intelligence artificielle vont inévitablement se développer, soulevant, en amont, des questions éthiques. « Il faudra rester vigilants, confirme Louis Boré. Il n'y a pas si longtemps, on nous disait que l'algorithme de Facebook était neutre, une simple machine à calculer. Or on le constate aujourd'hui : dans un algorithme, il y a toujours un biais. » Après tout, c'est l'homme qui le paramètre.

Pour Gregory Lewkowicz, professeur de droit à Bruxelles, la prudence de la corporation n'a rien d'une expression réactionnaire. « La matière est par essence évolutive, c'est au coeur de la pratique que d'ajuster, continuellement, la règle aux réalités concrètes de l'époque. » D'ailleurs les avocats ne sont pas plus inadaptés au xxie siècle que le reste de leurs concitoyens. Certains sont même des stars sur Twitter !

« Mais le problème qu'ils soulèvent, à juste titre, c'est celui des opérateurs. Ils n'ont pas envie d'être otages d'acteurs privés et d'algorithmes opaques. Il s'agit du respect des libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée. » Celle des justiciables, autant que des magistrats et des greffiers.

La charte éthique européenne

Pour le moment, l'anonymisation des décisions et leur ouverture en open data a été confiée à la Cour de cassation, la plus haute juridiction. Depuis trois ans, elle teste son propre algorithme avec des ingénieurs maison. Ainsi la puissance publique conserve-t-elle ses prérogatives sur un matériau sensible, qui n'était jusqu'alors exploité que par des éditeurs juridiques à destination des professionnels.

L'Europe est elle-même pionnière en matière d'encadrement. Avec l'adoption par le Conseil de l'Europe, le 8 décembre 2018, de la charte éthique d'utilisation de l'intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires, c'est la première fois qu'une instance internationale se préoccupe des risques liés au développement de robots.

Quelques principes fondateurs ont été retenus pour garantir l'indépendance du juge et éviter l'émergence d'une « justice pour les pauvres », où l'automatisation sur des interfaces virtuelles remplacerait l'expertise éclairée d'un avocat. Comment évaluer la décision d'un juge-robot quand on ne sait pas exactement comment il fonctionne ? La machine apprenant par elle-même, il est impossible de savoir comment elle raisonne et quel est le fonctionnement exact des algorithmes.

L'avocat de demain sera-t-il une intelligence artificielle ?

Que serait-il advenu de ce jeune immigré accusé du meurtre de son père dans Douze hommes en colère, le chef-d'oeuvre à huis clos de Sidney Lumet, si une machine avait dû statuer sur sa culpabilité à partir des preuves présentées lors du procès ? Une machine en lieu et place d'une délibération humaine, collective et empathique…

Dans un monde algorithmique, il n'y aurait plus d'avocats chevronnés pour plaider des affaires perdues d'avance, et plus jamais de revirements de jurisprudence. Coupables ou innocents, par l'action d'un bouton, comme on élimine des candidats de télé-réalité sur envoi d'un SMS. Une dystopie pas si hors de portée de la technologie.

Des pratiques contestées aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, une soixantaine de juridictions recourent à l'intelligence artificielle pour aider les juges à déterminer la sentence de l'accusé, en évaluant notamment son risque de récidive.… Les tribunaux de l'Etat de New York, de Californie, de Floride et du Wisconsin recourent au logiciel Compas (Correctional Offender Management profiling for Alternative Sanctions), commercialisé par la société Equivent. Il mesure le risque de récidive sur une échelle de 1 à 10, à partir de 137 questions.

Selon une enquête du site d'investigation américain ProPublica de juillet 2016, ces algorithmes présentent des biais raciaux qui pénalisent les minorités ethniques, et principalement les Noirs qui afficheraient un taux de récidive deux fois supérieur à celui des autres. De nombreux juristes et des ONG commencent à se saisir de ces discriminations, dénonçant le fait que les outils ont été mis en place avant le cadre éthiquepour en prévenir les dérives. Soit l'exact contraire de la démarche européenne.

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